30 juil. 2014

Dispute sur le Sel et le Fer (32)

Voici la suite de cet étonnant débat qui s'est tenu il y a plus de 2 000 ans à la cours de l'empereur chinois



LA GUERRE ET LA PAIX




Échec de la douceur.

LE GRAND SECRÉTAIRE. - La dynastie des Han a dépensé, depuis son avènement, des sommes exorbitantes en cadeaux offerts aux Khans barbares, afin d'acheter leur tranquillité et de nouer avec eux des relations pacifiques. Mais, oubliant nos largesses, ils reprenaient bientôt leurs exactions avec une ardeur renouvelée. Le défunt empereur Wou, voyant que la douceur avait échoué, décida d'user de la manière forte et, réunissant les meilleurs officiers, leva des troupes d'élite pour en venir à bout une fois pour toutes. Leurs faits d'armes, connus de tout l'Empire, sont encore présents dans les mémoires. Comment pouvez-vous dire qu'on a lâché la proie pour l'ombre ? D'autant qu'une paix achetée honteusement ne peut rien donner de bon ; lorsqu'on n'agit que dans l'intérêt du moment, on risque fort de s'en repentir. Le vrai sage, celui qui dédaigne la morale vulgaire et n'est pas englué dans les règles, agit selon les circonstances. Aussi la foule a-t-elle toujours tenu en suspicion ses projets ; trop bornés pour mesurer la profondeur de ses calculs, elle n'en comprend les raisons qu'une fois la réussite acquise. Et vous êtes comme elle, aveugles à ce qui vous crève les yeux.

Choix de la force.
LES LETTRÉS. - Il n'y a pas si longtemps, les Huns étaient nos alliés et les barbares Yi envoyaient le tribut. La confiance régnait entre prince et vassaux, entre la Chine et ses protectorats. Le souverain n'avait pas à déplorer la turbulence des barbares. L'administration ne demandait pas trop à ses administrés et dispensait ses largesses aux nécessiteux. Le peuple jouissait d'un bonheur paisible, le pays ne connaissait pas de troubles. Les paysans labouraient la terre pour nourrir la nation et les femmes tissaient pour la vêtir. Les greniers des particuliers étaient pleins et l’État prospère.

Par la suite, une politique belliciste remplaça la conduite pacifique des affaires. On fatigua l'armée et épuisa le peuple dans de vaines conquêtes. On créa des commanderies en plein désert, que leurs habitants étaient fort en peine de défendre. De véritable enceintes de chariots assurèrent leur protection et de lourds convois leur approvisionnement. Nous voyons les échecs de votre politique, non ses réussites.

L'Empire et les hordes.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les Huns n'ont simulé la soumission que pour nous soutirer de l'argent et des richesses. Un Chinois peut-il rester serein lorsqu'il voit sa bonne foi trompée par des sauvages ? L'empereur Gao pacifia les neufs préfectures chinoises par le glaive. Et on devrait avoir des ménagements pour les barbares ! Il y a des différences de rang et de fortune entre les simples hommes du peuple qui vivent dans les hameaux, et il n'y en aurait pas entre le maître d'un aussi vaste empire que la Chine et des hordes de barbares ? Les multitudes qui peuples notre Empire et la puissance de nos armées ne sauraient pas les repousser ? Croyez-vous que les Trois Souverains de l'Antiquité auraient toléré de voir la couronne impériale bafouée au-delà de la Grande Muraille et de payer un tribut à des sauvages pleins de morgue ?

Le cheval épuisé.
LES LETTRÉS. - De même qu'un bon cocher ne surmène pas son cheval pour brûler les étapes, un bon gouvernant n'épuise pas son peuple pour étendre ses possessions. Zaofu, le maître cocher, n'emballait jamais ses chevaux, un bon roi ne s'écarte jamais de la vertu. Ts'in mit le mors du profits à la bouche de son peuple pour lui faire chevaucher l'univers tout entier ; il lui laboura le flanc de sa cravache. Et plus la monture montrait des signes d'épuisement, plus il la cravachait. Si bien que le cheval finit par désarçonner le cavalier. Il mordit la poussière, non que la population de son empire ne fût nombreuse ou qu'il ne disposât pas de forces suffisantes, mais parce qu'il s'aliéna les sympathies de ses sujets et s'attira l'hostilité de tous les peuples. Personne ne voulait plus le servir. Alors, le valeureux fondateur de la présente dynastie put pacifier l'Empire par le glaive. Verrait-on le peuple se plaindre et les premiers Rois Sages se retourner dans leur tombe si les princes de nos deux peuples faisaient la paix, amenant la tranquillité dans l'Empire pour plusieurs décennies ?

Importance des frontières.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les frontières sont à la Chine ce que les membres sont au cœur et aux viscères. Lorsque la peau prend froid, les organes sont atteints. Si dans un organisme vivant l'extérieur et l'intérieur sont solidaires dans leur réaction à la douleur, ne doivent-ils pas l'être aussi dans la lutte contre l'agression ? Les dents ont froid sous les lèvres, le cœur est atteint quand les membres sont touchés. Un homme amputé de ses mains et de ses pieds est perdu, un pays sans frontière est voué à la destruction.

L'empereur Wou des Han avait levé une armée pour faire justice de ces Huns maudits. Il leur infligea une cuisante défaire à Qilian et à Tianshan, dispersa leurs troupes ; il s'avança triomphalement vers le nord jusqu'à Longcheng, où il encercla toute leur armée. Leurs Khans, pris de panique, ne purent que s'enfuir vers le nord pour sauver leur misérable vie. Nous fîmes plus de dix mille tués et prisonniers. Les archers de la steppe ainsi que leurs chefs vêtus de peaux en ressentirent une sainte terreur. Leurs troupes en déroute allèrent se réfugier au fin fond de la steppe pour réparer leurs pertes.

Le barbare hun Xie passa de notre côté avec ses armées. On créa ainsi cinq protectorats qui avaient pour but de repousser les envahisseurs du nord. La bande de territoire qui s'étend de la Grande Muraille jusqu'aux montagnes qui bordent la courbe du fleuve Jaune ne fut plus troublée par les incursions des Huns. L'empereur proclama un édit qui mettait fin aux transports de grain à la frontière et allégeait la corvée. Le peuple, un moment mis durement à contribution, vit ses efforts récompensés.

Marteau-pilon pour une mouche.
LES LETTRÉS. - Autrefois, la guerre ne servait pas à conquérir des territoires, mais à mettre fin aux fléaux qui ravageaient les nations. Celle-ci demandait l'intervention des troupes, comme les paysans implorent la pluie en période de sécheresse. Ils allaient au-devant des armées royales leur offrir de la nourriture et ud vin. Les rois Tang et Wu surent gagner les cœurs de tous les peuples en se préoccupant de leurs maux et en s'apitoyant sur leur sort. Mais le roi Ts'in fut emporté dans la tourmente révolutionnaire après avoir perdu toute sa puissance pour n'avoir pas respecté la vie de ses sujets. Mencius a dit : « Le prince qui ignore la charité et la justice et tente de dicter sa loi par la force périra malgré ses victoires ». L'empire des Ts'in s'écroula pour des causes bien plus profondes que la mort du maréchal Meng Tian ou la fronde de ses seigneurs.

Par la suite, la puissance des Huns ayant grandi, leurs tribus empiétèrent sur les domaines des princes feudataires chinois. Puis, chassant les émirs des petits royaumes d'Asie centrale, ils prirent la tête de tous les cavaliers et archers nomades et unirent sous leur commandement les peuples de la steppe qui, ressoudés comme une seule et même famille, sont devenus presque invincibles. Vous-mêmes avez été, à l'égard des barbares, le principal artisan de la politique de l'empereur précédent : votre stratégie consistait à tenir les territoires d'Asie centrale en s'emparant des positions-clefs. Mais attaquer les Huns avec la force de tout l'Empire, c'est comme vouloir écraser une mouche avec un marteau-pilon. Pourtant, l'empereur approuva votre politique. Vous vous êtes vanté de vos conceptions brillantes. Toutefois, malgré les fonctions importantes que vous occupez dans l’État, depuis une dizaine d'années, d'abord comme surintendant aux grains puis comme ministre, nous n'avons jamais vu que vous ayez obtenu des résultats. Loin d'avoir mordu la poussière, les Huns continuent à nous narguer, tandis que notre peuple s'épuise. De vos expéditions, la Chine sort affaiblie et les Huns renforcés. Est-ce là le plan d'un homme d’État habile ?

6 nov. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (31)

On dirait que ça commence à sentir le roussis pour le Premier ministre et le Grand Scrétaire...



EN FINIR AVEC LES BARBARES


Les sages et les lettrés, après s'être profondément inclinés, reprennent rang parmi les grands officiers, mais en se tenant à distance du Premier ministre et du Grand Secrétaire.

Un dernier effort.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Dans nos discussions concernant les affaires publiques, il est apparu que les lettrés et les sages ne cessent de louer l'Antiquité pour dénigrer l'époque actuelle. Au lieu de nous opposer, ne devrions-nous pas chercher des solutions concrètes ? Lorsque les barbares ont simultanément attaqué toutes nos frontières, celle du nord a particulièrement souffert sours les assauts furieux des Huns. Pour les châtier, l'empereur Wou fit alliance avec tous les pays feudataires.

Ce peuple des Huns habite un pays stérile et ne pratique que l'élevage. Il n'a pas d'alliés, vit out à fait isolé et à bout de ressources. Toutefois, s'il n'est pas poursuivi jusqu'au plus profond de sa retraite, ce répit lui permettra de reposer ses chevaux et de refaire ses troupes. Il régnera à nouveau en maître sur les contrées occidentales, et la perte de ces régions seraient catastrophique.

C'est pourquoi l'empereur, excédé par le tort causé à nos greniers, veut se débarrasser une fois pour toutes de cette engeance. Que penser d'un chasseur qui laisserait échapper le gibier qu'il traque depuis des jours et des jours ? Encore un effort et nous sommes au bout de nos peines. Ne le croyez-vous pas ?

Le peuple fait les frais.
LES LETTRÉS. - Du jour où, pour se protéger des barbares du nord et des barbares du sud, on se mit en tête de soumettre toutes les régions de l'univers, il fut impossible aux recettes de suivre les dépenses. Aussi l’État commença-t-il à prélever des taxes sur les bateaux et les charrettes pour trouver de quoi éponger ses dettes. Créés pour répondre aux mêmes préoccupations, le rachat des peines et le don de la moitié du montant de l'amende aux dénonciateurs des fortunes cachées furent une cause de tracas pour le peuple. Et comme les soldats d'élite meurent dans leurs bivouacs tandis que les conscrits s'épuisent à ravitailler les troupes, voilà qu'il a fallu, pour les aider, mobiliser davantage et finir par écraser sous le poids de la corvée toutes les classes de la population.

Poursuivre est réaliste.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Sous le règne de l'empereur Wou, le pays a quelque peu souffert des expéditions militaires, mais c'est grâce à elles qu'on peut réduire à présent les levées nécessaires à la défense de trois frontières. Un proverbe dit : « Celui qui ne sait pas saisir l'occasion ne réussira jamais rien ». Un instant d'inattention à l'égard de nos ennemis peut coûter des troubles pendant plusieurs générations. Pour soulager la fatigue du peuple et lui assurer le nécessaire, il faut être réaliste. Un sage ne peut ignorer l'art politique ; renoncer à notre effort, alors qu'il a donné des résultats appréciables, serait comme abandonner sa charrue sous prétexte que l'on est fatigué. Celui qui laisse sa tâche inachevée ne peut espérer le succès, tout comme le laboureur paresseux ne peut faire de bonnes récoltes.

Le réalisme, c'est la paix.
LES LETTRÉS. - Le monarque qui, disposant de vastes territoires, n'agit pas conformément à la vertu, met son pays en péril ; le général qui, disposant d'une armée puissante, agresse les autres pays met sa vie en danger. Quand les tigres et les rhinocéros s'entre-déchirent, les fourmis en profitent. Quand les monarques puissants se font la guerre, les hommes de peu s'en donnent à cœur joie. Le sage voit la perte derrière le gain. Il trace des plans à long terme sans négliger le court terme. Nous ne trouvons pas de meilleure mesure à prendre que de cesser la guerre, de renvoyer les soldats dans leurs foyers et de traiter avec les Huns en les alléchant avec des cadeaux substantiels. Ainsi le prince et ses ministres pourront se consacrer uniquement à promouvoir la vertu et la civilisation. Car si l'on n'a pas de commisération pour les souffrances du peuple, si l'on fait fi des difficultés dans lesquelles il se débat et qu'on se désintéresse des terres qui nous font vivre pour s'emparer de terres incultes, ne va-t-on pas lâcher la proie pour l'ombre ?

2 mai 2013

À découvrir d'urgence : PROFESSOR LIV'HIGH

En France, nous ne manquons pas d'artistes, de chanteurs, de talents, et c'est tant mieux ! Parfois, certains sortent du lot, et l'émotion qu'ils suscitent semble presque magique. Il en est ainsi de Professor Liv'High, chanteur de reggae et de soul music, que j'aimerais vous faire découvrir. Il est parfois comparé à Garnett Silk (côté reggae) ou à Stevie Wonder (côté soul), deux énormes chanteurs à la voix transcendante.

Je suis particulièrement fier d'avoir produit son premier single, le morceau "Ça fait si longtemps", en 2006, sur le Black Marianne Riddim. Mais plutôt qu'un long article avec beaucoup de texte, je vous propose sans plus tarder quatre morceaux de lui... Attention ! Attachez vos ceintures !!


Délivrance
(enregistré en direct lors de l'émission de radio Sunday Culture animée par K-Za)

Notre seul objectif, c'est notre délivrance
Un message positif, dans l'instant, dans l'urgence
Notre vie est un combat contre l'indifférence
Notre mélodie, c'est un appel à la résistance




Rêve
(production Special Delivery)

Ce n'était qu'un rêve et je n'arrête pas d'y pense
Ce n'était qu'un rêve mais il peut se concrétiser
Ce n'était qu'un rêve et ça m'donne envie d'avancer
Je veux prendre ce rêve pour une réalité




Ça fait si longtemps
(production Elohim Records)

Ça fait si longtemps qu'on attend le retour aux beaux jours, clairvoyants et lucides
Ça fait si longtemps qu'on espère le retour à des sources où coule une eau limpide
Ça fait si longtemps qu'on souhaite retrouver la verdure d'une colline oubliée
Et reprendre racine au pays des hommes libres qui ne laisse personne de côté




Diffuser l'amour
(enregistré en direct chez Tracks Production)

Nous ce qu'on veut, c'est diffuser l'amour
Loin des faux sermons, des trop beaux discours
Nous ce qu'on veut, c'est diffuser l'amour
C'est plus qu'une révolution pour chaque jour

24 avr. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (30)

Encore un échange bref et cinglant entre le Grand Secrétaire et les Sages...





PROCESSION DES MISÉRABLES


L’État est autorité.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les particuliers qui s'emparent illégalement des ressources naturelles portent atteinte aux intérêts de la communauté. Si nous vous écoutions, nous leur céderions toutes les richesses et l'État serait réduit à l'impuissance. Critiquer inlassablement, comme vous le faites, toute action du gouvernement, railler ses déclarations et vouloir ruiner les grands pour renforcer les humbles est d'une démagogie qui ne peut aboutir qu'à la destruction de l'autorité. Comment des chants de louanges pourraient-ils s'élever du peuple si le sens de la hiérarchie est foulé aux pieds ?

Les repus ne savent rien.
LES SAGES. - Jadis, les maîtres exploitaient sans excès. Ils ne saignaient pas le peuple dans les années de bonnes récoltes et, dans les mauvaises, ils toléraient des retards dans le versement de l'impôt. On ne demandait pas plus de trois jours de corvée par an au paysan, on ne lui prélevait pas plus d'un dixième de sa récolte. Aussi les sujets mettaient-ils toutes leurs forces au service de leur prince, tandis que ce dernier leur prodiguait son affection. Que le prince se conduise en prince et le vassal en vassal, et les rites et la vertu seront toujours respectés. Vers la fin de la dynastie des Tcheou, on vit tarir la générosité des rois et le peuple réduit à la misère, peu empressé à servir des princes devenus cupides, extravagants et rapaces. C'est pour protester contre l'iniquité des impôts fixés d'après la surface cultivée que fut composé, en signe de protestation, le Chant du Gros Rat. Le duc Ling de Wei, alors qu'on se trouvait au cœur de l'hiver et qu'il gelait à pierre fendre, leva des paysans pour creuser des étangs et des lacs artificiels. Haï Chin le criti­qua en ces termes : « L'hiver est extrêmement rigoureux. Le peuple souffre de la faim et du froid. Je vous supplie de mettre fin à la corvée. » Le duc répondit : « Il fait froid ? Et comment se fait-il que moi je ne le sente pas ? » Un proverbe dit : « Qui vit en paix ne vient pas en aide à qui vit dans la détresse, qui est repu ne nourrit pas l'affamé. »

C'est pourquoi ceux qui se gavent de viandes et de froment sont mal placés pour parler d'économies et de restrictions. L'oisif ne sait rien de la peine de celui qui travaille. Les privilégiés qui habitent les vastes salons de leurs belles demeures ne peuvent imaginer ce que c'est que de vivre entas­sés à plusieurs dans la pièce unique d'une misérable chaumière au toit percé, au sol humide et gluant. Les patriciens qui ont cent chevaux piaffant dans leurs écuries et dont les joyaux s'entassent dans des coffres ne peuvent pas comprendre ce que c'est que de vivre sans savoir de quoi sera fait le lendemain et d'être harcelé par les créanciers. Les riches propriétaires dont les domaines s'étendent à perte de vue savent-ils qu'il existe des malheureux qui n'ont à cultiver qu'un champ de la taille d'un mouchoir et pour habita­tion un trou à rat ? Les gros éleveurs dont les troupeaux de chevaux, de vaches et de moutons couvrent les collines et les vallées ignorent qu'il y a des misérables qui ne peuvent même pas nourrir un cochon. Les oisifs qui restent douillettement couchés, la tête appuyée sur un mol oreiller, et ne doivent rien à personne, ne peuvent pas comprendre ce que c'est que d'être traqué par les percepteurs. Les élégants qui portent des vêtements de soie et des escarpins de cuir souple ne peuvent savoir ce que c'est que de grelotter de froid en hiver sous une méchante tunique de toile et de souffrir la faim lorsque l'on n'a que du son à se mettre sous la dent. Les favorisés de la fortune qui peuvent traîner tout leur saoul à la maison et n'ont rien d'autre à faire qu'à manger ne peuvent comprendre la fatigue des paysans attelés à la char­rue du matin au soir. Les riches qui voyagent dans de bonnes charrettes tirées par de forts chevaux, suivis d'une nombreuse escorte, ne savent pas ce que c'est de marcher à pied en ployant sous le faix d'un pesant fardeau. Les maîtres qui vivent au milieu du luxe d'un élégant mobilier, servis par des esclaves empressés, ne connaissent pas la fatigue des hâleurs lorsqu'ils tirent une lourde jonque au milieu d'un rapide. Les nantis à la garde-robe bien fournie en vêtements moelleux et en pelisses, ceux qui habitent des maisons bien chauffées et se déplacent dans de confortables berlines, ne peuvent comprendre ce que c'est que de faire le guet aux frontières, quand le vent des steppes vous gèle la moelle des os. Les parents comblés, entourés de l'af­fection de leurs femmes et de leurs enfants, objets des soins de leurs petits-enfants, ne peuvent imaginer la douleur des épouses séparées de leur mari et l'affliction des parents à qui leurs enfants ont été arrachés. Les syba­rites dont les oreilles sont charmées par les accents d'une musique raffinée et les yeux flattés par le chatoiement des couleurs vives, ne peuvent savoir ce que c'est que de braver les flèches ennemies et de périr en terre étrangère. Les juges qui, confortablement assis, le visage tourné vers l'est, rédi­gent leurs arrêts, peuvent-ils imaginer l'angoisse des condamnés, enserrés dans la cangue ? Peuvent-ils ressentir la douleur des suppliciés dont les chairs sont lacérées par les coups de bâton ? Les hauts fonctionnaires qui, assis sur des tapis de feutre et de belles nattes de bambou, tiennent en se jouant les registres ne peuvent rien savoir de la peine des simples exécutants.

Lorsque le prince de Shang exerçait la fonction de Premier ministre à Ts'in, il coupait les têtes aussi facilement qu'on fauche le blé. Il mettait les années en campagne comme on manie la fronde. Si bien que les os des soldats blanchissaient le long de la Grande Muraille et que les convois mili­taires se suivaient à perte de vue. On partait plein de rêve et on revenait moribond. Avez-vous donc perdu tout sentiment d'humanité ?

L'homme de bien est charitable parce qu'il sait se montrer clément; il est juste parce que mesuré ; ses goûts et ses répugnances sont partagés par tout l'Empire. Gong Liu aimait les richesses, pourtant aucun voyageur ne partait de chez lui sans un sac bien rempli. Tai Wang avait un faible pour le beau sexe, pourtant il n'y avait pas de femmes délaissées dans son gynécée et l'on ne rencontrait pas de célibataires dans l'Empire. Bien que le roi Wen ait instauré des châtiments, aucun condamné ne se plaignait. Quand l'empe­reur Wou fit la guerre, ses soldats mouraient pour lui avec joie et ses sujets étaient heureux de le servir. Sous de tels princes, de quelles peines se plain­drait le peuple, quel besoin aurait-il de critiquer le gouvernement ?

Les ministres, très pâles, restent silencieux. Ils semblent être rentrés sous terre. La discussion est suspendue.

18 févr. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (29)



TRAGÉDIE SUR LA FRONTIÈRE


La mauve est arrachée.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Un dicton assez vulgaire dit : « Le sage ne se laisse pas marcher sur les pieds. » Or, à l'heure actuelle, les Huns se rebellent ouvertement contre notre très éclairé souverain et font des incursions à l'intérieur de nos fron­tières. La bonté et la justice sont bafouées ou, pour parler comme vous, la renouée et la mauve sont arrachées. C'est pourquoi le pays a fourbi ses armes pour écraser les rebelles et préparé des machines de guerre en vue d'assurer sa défense.

Vous n'êtes pas un rempart.
LES SAGES. - Les Huns habitent au milieu du désert, sur une terre ingrate, abandonnée du Ciel et des hommes. Ils n'ont pas de véritables demeures et igno­rent la séparation des sexes. Les horizons de la steppe immense sont les rues de leurs villes et des tentes de feutre leurs maisons. Ils se vêtent de peaux et de fourrures, ne mangent que de la viande et ne connaissent d'autre breuvage que le sang des animaux. Leur mode de vie nomade, qui ne les rassemble que pour les disperser, les rapproche des biches et des cerfs de nos pays. Mais des ministres belliqueux, en leur demandant de se plier à notre mode de vie, ont allumé la guerre à travers tout l'Empire. Ce ne sont que préparatifs guerriers et bruits de bottes. Les vers du chant « Les Collets pour les lièvres », du Livre des odes, s'adres­sent à vous, Monsieur le ministre : vous n'êtes pas un rempart ni un bouclier pour votre prince.

Père et mère du peuple.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le Fils du Ciel est le père et la mère du peuple et celui-ci ne songe qu'à le servir comme son esclave. Si, de surcroît, l'on construit des murailles, fortifie les passes, aguerrit les armées, défend les palais, on écarte tout danger extérieur. Actuellement, les Huns ne nous sont plus soumis. Et même s'il n'y a pas de véritable guerre, nous ne pouvons nous permettre de ne pas prendre un minimum de précautions.

La défense et la vertu.
LES SAGES. - Le roi de Wu fut fait prisonnier par le roi de Yue parce qu'il chercha à dominer tous ses voisins et assaillit les pays les plus lointains, Obsédé par la menace des barbares du Nord et des Vietnamiens, la dynastie des Ts'in périt d'avoir négligé la politique intérieure. Les guerres étrangères sont la ruine des États, et bien des princes ont eu à regretter de ne s'être occupés que du danger extérieur. Mais un souverain qui possède l'art de gouverner, comme le roi Wen par exemple, se fait obéir de ses sujets et respecter des peuples étrangers tandis que le mauvais monarque est contesté même par ses propres esclaves. C'est le sort que connut l'empereur Ts'in Che Houang Ti. L'armée se renforce lorsque le pouvoir civil est affaibli. La défense du territoire est inutile dans un pays où la vertu est florissante.

Menace des Huns.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - II y a quelque temps, les barbares, dont la puissance s'était considérablement accrue, nous attaquèrent sur tous les fronts. La Corée bouscula nos lignes de défense et s'empara de la région de Pékin ; les Yue orien­taux nous arrachèrent certains territoires du Donghai et envahirent tout le Zhijiang. Au sud, les Yue pénétrèrent à l'intérieur de nos frontières et cher­chèrent à semer la subversion dans le Fuling, Les Di, les Ce, les Ren, les Mong, Ju, Tang, Kunming et d'autres fomentèrent des troubles dans les régions de Longxi, du Ba et du Shu. Actuellement, bien que nous ayons pacifié trois de nos frontières et que seul le Nord reste dangereux pour nous, il suffirait d'un mouvement de troupe des Huns pour semer la panique dans l'Empire. Comment pouvez-vous nous demander d'abandonner notre dispositif sous prétexte que la vertu rend la défense du territoire inutile ?

Confucius pacificateur.
LES SAGES. - Lorsque Confucius exerça une charge dans la principauté de Lou, il n'était pas en fonction depuis trois mois que tout le pays de Ts'i était pacifié. Trois mois plus tard, le Zhang à son tour jouissait de la paix. Vertueux, il sut faire régner la concorde autour de lui et se concilier les pays lointains, Aussi le Lou, durant cette brève période, n'eut-il pas d'ennemi à redouter. Les puissants vassaux, prenant de bonnes résolutions, devinrent loyaux envers leurs suzerains. C'est ainsi que Ji Huan (1) abattit les murailles de trois de ses propres villes. Même les grands pays, impressionnés par la force morale du Lou, cher­chèrent à nouer des rapports de bon voisinage avec lui. Le prince de Ts'i rendit à la patrie de Confucius les terres de Yun, de Huan et de Guiying. La rectitude est le grand principe sur lequel doit s'appuyer le prince pour régner. Se préoc­cuper uniquement de défendre le territoire et de décourager un adversaire éventuel, c'est prendre le risque d'obtenir tout le contraire de ce qu'on veut. Actuellement, si le peuple murmure et s'afflige de l'insécurité qui règne encore sur les marches de l'Empire, la faute, dites-vous, en incombe aux Huns? Or ne voyez-vous pas qu'ils n'ont ni maison pour se garder des intempéries, ni culture pour constituer des stocks, qu'ils mènent leurs chevaux là où l'herbe est grasse et la rosée abondante? Tant que les Huns n'auront pas adopté un autre mode de vie, la Chine aura toujours à souffrir de leurs pillages.

Ils se rassemblent comme l'ouragan et se dispersent aussi vite que des nuages. Cherche-t-on à les accrocher qu'ils sont déjà évanouis, veut-on attaquer que déjà ils se sont évaporés. II faudrait bien plus d'une génération pour en venir à bout.

Un combat traditionnel.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Autrefois, les souverains éclairés châtiaient les méchants et protégeaient les faibles. Ils restauraient les seigneurs chancelants et raffermis­saient les principautés menacées. Les petits États se réjouissaient, car en frappant les tyranneaux et en soutenant les princes les plus faibles, ils se gagnaient les sympathies de tous les sujets loyaux de l'Empire.

Si, aujourd'hui, nous ne lançons pas une expédition punitive contre les Huns, jamais nous n'en viendrons à bout. Nous devons prendre les mesures qui s'impo­sent pour soustraire les laboureurs sans défense à la brutalité de l'ennemi. Les Annales des printemps et des automnes critiquent le manque d'empressement des seigneurs pour aller châtier les séditieux et fustigent ceux qui ne vont pas combattre les barbares. La conscription, les levées, la défense des frontières ne sont pas des inventions récentes : elles existent depuis l'antiquité la plus reculée,

Les larmes des parents.
LES SAGES. - Les Huns disposent d'un territoire immense, ils possèdent des chevaux aux pieds agiles. Le terrain leur est favorable et ils peuvent aisément nous surprendre et nous bousculer. Quand ils sont en position de force, ils fondent sur nos troupes comme le tigre sur sa proie ; quand la situation tourne à leur désavantage, ils rompent le combat comme l'aigle qui tournoie dans le ciel. Si bien qu'ils évitent nos coups chaque fois qu'ils ont en face d'eux des armées puis­santes et nous attaquent quand nos soldats sont exténués. Quelques levées ne peuvent emporter la décision, Des levées massives épuisent les conscrits et fati­guent nos armées. Les dépenses énormes de la guerre dévorent nos richesses. Une telle situation, pour peu qu'elle se prolonge, devient intolérable au peuple et lui fait maudire ses dirigeants. Rappelez-vous que la dynastie des Ts'in s'effondra pour s'être aliéné son peuple. Jadis, le domaine du Fils du Ciel ne dépassait pas mille lieues. Les corvéables n'étaient jamais engagés à plus de cinq cents lieues de leur domicile. Le souverain connaissait personnellement les hommes de mérite et secourait lui-même les malades. Il n'y avait pas d'année où les armées restaient plus longtemps en campagne que le temps prévu, ni de levées de trou­pes hors saison. Soucieux de préserver leur popularité, les dirigeants savaient utiliser leurs sujets à bon escient. Si bien qu'à la guerre, leurs soldats les servaient de tout cœur, et qu'en temps de paix, les paysans s'acquittaient consciencieu­sement de leur tâche.

Mais, à présent, les cavaliers et les fantassins, envoyés combattre dans les loin­taines régions des frontières, ont l'esprit tourné vers leur famille et le pays natal, même si leur corps se trouve au milieu des barbares. Leurs parents versent des larmes et leurs femmes se tordent les mains à la pensée des souffrances qu'ils endu­rent : la faim, la soif, le froid. Cela ne fait-il pas songer à ce chant du Livre des odes : « Les saules et les peupliers avaient encore de tendres pousses quand je suis parti. Maintenant, je reviens. La neige tombe dru. J'avance lentement sur la route, tenaillé par la faim et la soif. J'ai le cœur triste et meurtri. Personne ne pense à ma peine. »

Notre prince compatit aux peines de son peuple. Attristé de le savoir séparé des femmes et des enfants depuis bien longtemps, hanté par la vision des osse­ments sans sépulture dans la steppe immense, touché par la douleur de ces exilés qui guerroient sur une terre froide et rude, sans abris pour se garder des intem­péries, il donna ordre, ce printemps, de distribuer des dons aux plus éprouvés et de réhabiliter ceux qui avaient perdu injustement leur emploi afin de manifester sa compassion au sort de ses sujets envoyés au loin et d'apporter un réconfort à leurs vieux parents. Car grande est la générosité de notre bien-aimé souverain. Mais les fonctionnaires n'exécutent pas ses instructions et, loin de se montrer secourables, ils exploitent les conscrits en exigeant d'eux toutes sortes de tâches extra-militaires. C'est à cause d'eux que les paysans enrôlés dans la corvée sont privés de leur travail et que les mères se lamentent et se répandent en imprécations contre l'État. Faut-il vous rappeler qu'un incendie ravagea le pays de Song parce qu'une concubine, Song Poyi, se morfondait, seule au milieu du gynécée, et que le ressentiment de la femme du prince de Lou livra aux flammes ses appar­tements ? Aujourd'hui, c'est l'Empire tout entier qui est rongé par la haine de ses dirigeants, et non plus une femme des demeures seigneuriales ou quelque vieille douairière de Song.

Si les Annales des printemps et des automnes ont rapporté les mouvements populaires, c'est qu'elles y attachaient de l'importance. Les habitants de Song encerclèrent Chang ge pour manifester leur désapprobation devant ]a longueur de la corvée. Que les princes prennent garde à ne pas lasser la patience de leurs sujets.

Le Grand Secrétaire demeure silencieux, ne trouvant rien à répondre.


1. Noble du pays de Lou (VIème siècle av. J.-C.). C'est lui qui présenta au duc de Lou, son maître, les quatre-vingts danseuses dont la présence incita Confucius à quitter son poste.