11 mars 2010

Dispute sur le Sel et le Fer (1)

L'ETAT,
SOURCE DU GOUVERNEMENT
OU DE LA DEPRAVATION

Le fond du débat.
LES LETTRÉS. - Nul ne peut ignorer que si l'on veut gouverner les hommes et susciter les vertus civiques, il importe avant tout de réprimer l'esprit de lucre pour exalter le sens moral. Qu'il n'est pas d'autre moyen de mettre un frein à la licence et de transformer les mentalités. Aujourd'hui, par le monopole du sel et du fer, par la régie des alcools et par le système de régulation des prix, l'État s'ingénie à faire des bénéfices comme un simple particulier, ruinant du même coup la rusticité antique et encourageant la cupidité générale. Comme conséquence, on voit diminuer le nombre de ceux qui s'adonnent aux activités fondamentales et proliférer les activités secondaires. Or l'accessoire nuit au principal : la dépravation est proportionnelle à l'importance des secteurs parasitaires. Les biens abondent quand le peuple travaille : qu'il se relâche et le pays souffre du froid et de la faim. Nous désirons que soit mis un terme au monopole du fer et du sel, à la régie d'État sur les alcools et au système de régulation des prix. L'intérêt de la nation exige que soient développées les activités de première nécessité au détriment des autres, c'est-à-dire que l'on s'attache à accroître les revenus de l'agriculture, seule activité fondamentale.

Le monopole soutient la Grande Muraille.
LE GRAND SECRETAIRE. - Chacun sait que les Huns se sont révoltés et refusent de faire leur soumission. Qu'ils pillent sans relâche les régions frontalières. Qu'on ne pourra mettre fin à leurs exactions qu'en demandant un effort supplémentaire à nos soldats et non en restant les bras croisés. Feu l'empereur, compatissant aux malheurs endurés par ses sujets des confins de l'Empire souvent captifs des hordes barbares, fortifia les points stratégiques, construisit des tours de guet, établit des cantonnements militaires. Mais, comme le Trésor ne pouvait subvenir aux dépenses, force fut de décréter le monopole du sel et du fer et la régie des alcools et d'établir le système de régulation des prix. Ces mesures, qui seules ont permis, en multipliant les rentrées, de faire face aux dépenses exigées par la défense des frontières, aujourd'hui les lettrés veulent les abolir. Ce qui reviendrait à vider les coffres de l'État et à priver de toute défense les régions menacées. On voit mal comment on pourrait, dans ces conditions, empêcher nos soldats qui montent la garde sur la Grande Muraille de mourir de froid et de faim. Supprimer les monopoles d'État porterait un coup fatal à la nation.

Le vrai conquérant n'a pas besoin de guerroyer.
LES LETTRÉS. - Confucius a dit : « La sous-population et la pauvreté sont moins funestes que l'inégalité ou l'agitation sociale. » C'est pourquoi un dirigeant, qu'il soit empereur, feudataire ou grand officier ne recherche ni la richesse ni le profit : pour éduquer le peuple et se l'attacher, il cultive le sens civique et la vertu. Les habitants des régions proches lui sont dévoués corps et âme et ceux des régions lointaines se soumettent dans l'allégresse. Car le vrai conquérant n'a pas besoin de faire la guerre ; le grand général n'a pas besoin de mettre ses troupes en campagne ni l'habile stratège de livrer bataille. Le souverain qui règne par la bonté n'a pas d'ennemi sous le ciel. Qu'est-il besoin de dépenses militaires ?

Nécessité de châtier les Huns.
LE GRAND SECRETAIRE. - Les Huns pervers et impudents se sont permis de franchir nos frontières et portent la guerre jusqu'au cœur du pays, massacrant la population et nos officiers des marches, ne respectant plus aucune autorité. Voilà longtemps qu'ils méritent un châtiment exemplaire. Au spectacle de son peuple privé de paix, de ses officiers par monts et par vaux, l'empereur dans son immense bonté, se lamente. Déjà, nos soldats ont revêtu leur cuirasse et saisi leur lance pour refouler l'ennemi. Dans les circonstances actuelles, il serait criminel de vouloir mettre un terme au monopole du fer et du sel et de saper notre stratégie sous prétexte que ces messieurs trouvent excessives les dépenses militaires et n'ont cure de la tragique situation des frontières.

La force aveugle des armes.
LES LETTRÉS. - Jadis, quand on estimait la persuasion en méprisant la force, Confucius disait : « Si les peuples des confins refusent de se soumettre, qu'on les attire par la vertu civilisatrice. C'est quand ils seront attirés que l'on pourra les pacifier. » Aujourd'hui, ne vous fiant qu'à la force aveugle des armes, vous avez levé des troupes, établi des colonies militaires. Cette armée, sur le pied de guerre en permanence, exige d'incessantes expéditions de fourrage et de matériel. Nos soldats sont stationnés hâves et grelottants aux marches de l'Empire tandis qu'à l'intérieur du pays le peuple se tue à la tâche. Même si le monopole du sel et du fer a représenté, dans un premier temps, une mesure utile, à long terme il ne peut être que néfaste. Voilà pourquoi nous réclamons sa suppression.

Les échanges, clefs de l'économie.
LE GRAND SECRETAIRE. - Jadis, les fondateurs de principautés encourageaient à la fois l'agriculture et l'industrie, tout en favorisant la circulation des marchandises. Les marchés, en permettant de satisfaire en un même lieu toutes les demandes, attiraient les hommes et les produits. S'étant procuré ce dont ils avaient besoin, paysans, marchands et artisans se séparaient après leurs échanges. Le Livre des mutations dit : « En généralisant les transformations, ils ont facilité la vie du peuple. » Sans artisans qui les fabriquent, il n'y aurait pas d'outils pour l'agriculture et ce serait la baisse de la production céréalière ; sans marchands qui les distribuent, les objets de luxe disparaîtraient et ce serait l'appauvrissement du trésor. Les monopoles du sel et du fer, la régie des alcools ainsi que le système de régulation des prix n'ont d'autre but que de régler les échanges et le trafic commercial. Les abolir serait une catastrophe pour l'économie.

Le profit, corrupteur du peuple.
LES LETTRÉS. - Guidé par la vertu, le peuple reste honnête ; stimulé par l'appât du gain, il se corrompt. Lao-tseu (Sage et philosophe contemporain de Confucius (Ve siècle avant Jésus-Christ), auteur du Livre de la voie et de la vertu -Tao-te King-, père du taoïsme) a dit : « Un pays n'est jamais aussi pauvre que lorsqu'il paraît déborder de richesses. » Non que celles-ci soient trop abondantes, mais parce que la multitude des convoitises affole le peuple. Un roi sage donne le pas à l'agriculture sur toute autre activité. Par les rites et l'équité, il modère les désirs du peuple et s'applique à faire produire en abondance les haricots et les châtaignes. L’activité des marchands et des artisans n'est pas du ressort d'un gouvernement digne de ce nom.

Les échanges, bien-être du peuple.
LE GRAND SECRETAIRE. - Le Kouan-tseu a dit : « Si dans un État qui possède des plaines fertiles, le peuple ne mange pas à sa faim, c'est que la production des outils est insuffisante. Si dans un pays aux ressources naturelles importantes, le peuple manque de richesse, c'est que le commerce et l'artisanat sont mal organisés. » Le cinabre, la laque et les étendards du Sseu-tch'ouan, les peaux et les ivoires de la région du moyen Yang-tseu, les bois de construction et les flèches de bambou de Kiang-nan, les poissons, le sel, les pelisses et les feutres de Yan et de Ts'i, la laque, la soie, la toile de Yan et de Yi zhou sont des produits indispensables au bien-être des citoyens. Il faut des artisans pour les travailler, des marchands pour les faire circuler. Les sages de jadis ont inventé les bateaux et les rames pour traverser les rivières ; ils ont domestiqué le bœuf et le cheval pour voyager sur la terre ferme, afin qu'on puisse se rendre dans les régions les plus reculées et échanger les produits pour le plus grand bien de l'humanité. L'empereur précédent avait créé des mines et des fonderies d'État pour répondre aux exigences de l'agriculture, il avait institué un bureau de régulation des prix pour subvenir aux besoins du peuple. Toutes ces mesures ont été favorablement accueillies par l'ensemble de la population qui en tire le plus grand profit. Les supprimer causerait de graves préjudices à l'État.

À seigneur cupide, peuple voleur.
LES LETTRÉS. - Si le peuple d'un pays prospère ne mange pas à sa faim, c'est que le commerce et l'artisanat sont florissants tandis que la production de base est négligée. Si un pays possède d'importantes ressources naturelles et que son peuple manque de richesse, c'est qu'on délaisse les produits d'usage courant pour se gaver de biens superflus. Même un fleuve ne saurait remplir une coupe percée, même une montagne ne pourrait arrêter un torrent. Si l'empereur Chouen a enfoui son or, si l'empereur Kao a interdit aux marchands d'occuper une charge de fonctionnaire, c'était afin de prohiber l'esprit de lucre et de préserver l'antique simplicité des mœurs. On dit bien : « Quand les seigneurs convoitent la richesse, leurs grands officiers sont âpres, quand les grands officiers sont âpres, les simples gentilshommes sont cupides, quand les gentilshommes sont cupides, le menu peuple est voleur. » Ouvrir les vannes du profit, c'est inciter le peuple au crime !

La régulation par les transports.
LE GRAND SECRETAIRE. - Dans les temps anciens, tous les seigneurs envoyaient en tribut les produits de leur pays. Mais par suite de la complication des transports, de grandes quantités de marchandises, détériorées, ne valaient plus le prix qu'on les payait. C'est pourquoi on créa un office des transports chargé de l'acheminement des marchandises dans chaque province, facilitant ainsi la circulation des tributs venus des contrées lointaines. C'est ce que l'on appela l'Office de régulation des prix par les transports. On créa aussi, à la capitale, une commission spéciale pour s'occuper du trafic des marchandises. Cet organisme achetait quand les prix baissaient et revendait à la hausse, cela afin d'empêcher l'État de perdre de l'argent et les marchands de spéculer. C'est ce qu'on appela l'Office régulateur. L’Office régulateur assure le plein-emploi, le système de régulation des prix permet de répartir équitablement le travail. Ces deux institutions sont bénéfiques. Je ne vois pas en quoi elles « ouvrent les vannes du profit et incitent le peuple au crime ».

Un Office de trafiquants.
LES LETTRÉS. - Jadis, on établissait l'impôt sur la production propre à chacun. Les paysans payaient en grains et les femmes en tissus. À présent, on réclame aux gens ce qu'ils ne possèdent pas. De sorte que le peuple est obligé de vendre à vil prix ses produits pour satisfaire aux exigences de l'Etat. Dans certaines commanderies, où l'on demande aux paysans de tisser de la toile et de la soie, les petits fonctionnaires leur font toutes sortes de tracasseries pour acheter leurs produits. Pour obtenir une juste évaluation des prix, les paysans doivent verser des pots-de-vin, si bien que le peuple est doublement taxé. Voilà ce qu'est le système de régularisation des prix par les transports. Les fonctionnaires prospèrent, les riches marchands accaparent tous les produits en attendant une crise sur le marché. Les prix grimpent vertigineusement. Avec la flambée des prix, voilà les marchands qui revendent à la hausse pour leur plus grand bénéfice et les fonctionnaires corrompus qui ferment les yeux. Serait-ce là votre Office régulateur ? Jadis, la régulation des marchandises servait à obtenir une juste répartition du travail et à faciliter l'acheminement de l'impôt. Elle ne servait assurément pas à l'enrichissement de certains par des trafics sans scrupules !

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