25 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (13)

« Le premier principe de gouvernement consiste à aller du centre vers la périphérie, à s'occuper d'abord des contrées proches : une fois que l'État s'est assuré de leur attachement, il peut songer à rallier les terres lointaines »

En ces temps de campagne électorale pitoyable, autant partir loin dans le passé pour écouter des débats qui en valent la peine... Ils ont plus de 2 000 ans, et n'ont pas pris une ride !


LE CENTRE ET LA PÉRIPHÉRIE


Le rempart des marches.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le prince embrasse tous les êtres et protège l'univers entier. Cet amour universel ne laissant pas de place en lui aux passions personnelles, il n'accorde point de faveurs particulières à ses proches et n'oublie pas d'étendre ses bienfaits à ceux qui sont loin de ses yeux. Ne sommes-nous pas tous ses sujets et serviteurs ? Or il se trouve que tous ne jouissent pas de la même tranquillité et que les charges ne sont pas encore équitablement réparties dans la population. Ne doit-on pas chercher des solutions à ce problème ? Est-ce un bon conseil que de nous demander de nous occuper uniquement des uns et d'abandonner les autres à leur sort ? Les peuples des marches habitent une terre ingrate où règne un froid glacial, ils vivent sous la menace constante des barbares et doivent se cacher à la moindre alerte. Si les habitants des provinces du centre de l'Empire dorment en paix dans leur lit, c'est que les marches livrent bataille sur bataille, faisant des commanderies des frontières un rempart contre les incursions des Huns. Lorsque les frontières sont bien défendues, les plaines centrales jouissent de la paix ; et lorsque le cœur du royaume connaît la tranquillité, rien de fâcheux ne peut se produire. Cessez donc de nous rebattre les oreilles avec toutes ces récriminations.

Un champ trop vaste.
LES LETTRÉS. - Jadis, le Fils du Ciel se tenait au centre de l'univers ; son domaine ne dépassait pas mille lieues de côté. Aujourd'hui, nous avons conquis sur les Huns et les barbares du Sud de vastes territoires et nos routes s'étendent à l'infini. Mais les troupes sont fourbues, les populations des marches acculées au suicide et les provinces centrales ne sont plus qu'un champ de ruines. Voilà pourquoi le peuple récrimine et ne consent pas à se taire. Le premier principe de gouvernement consiste à aller du centre vers la périphérie, à s'occuper d'abord des contrées proches : une fois que l'État s'est assuré de leur attachement, il peut songer à rallier les terres lointaines. Ayant apporté le bien-être à ses sujets de l'intérieur, il songe à secourir les peuples d'au-delà des frontières. Notre monarque très éclairé a repoussé la suggestion de coloniser Lun Tai dans le Turkestan, estimant qu'il était plus urgent de s'occuper des métropolitains. Il promulgua l'édit suivant : « Nous pensons remplir notre devoir de souverain en interdisant toute brutalité et l'égard de nos sujets et en ordonnant qu'il soit mis un terme aux impôts arbitraires afin que tous consacrent leurs efforts aux travaux des champs. » Les ministres durent s'incliner ; on élimina ceux qui ne remplissaient pas correctement leurs fonctions et on soulagea la détresse du peuple.

Or, aujourd'hui que le berceau même de notre civilisation est ébranlé, vous ne manifestez aucune inquiétude et mettez toute votre ardeur à régler la question des frontières. Ne voyons-nous pas les résultats de cette politique ? Le territoire est vaste mais il reste en friche ; on sème à la volée mais personne ne sarcle ; on déploie une grande énergie sans récolter aucun fruit. Le Livre des odes n'était-il pas prémonitoire en s'exprimant ainsi : « Ne cultivez pas un champ trop vaste, la mauvaise herbe y poussera dru. »

Nul désir de conquête.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Jamais un brillant stratège ne mettra une armée en campagne si l'opération n'est pas profitable, ni ne convoitera un territoire qui ne présente pas d'intérêt. Le précédent empereur, ayant réglé le problème des frontières au sud, à l'ouest et à l'est, avait décidé de se consacrer entièrement à la pacification de son dernier ennemi : les Huns. Constatant leur débandade, il construisit une ligne de défense appuyée sur les montagnes et les grands cours d'eau. Délaissant alors les contrées infertiles, déserts de sable, de cailloux et de sel, il détacha une portion de ces districts reculés et céda la région de Tsaoyang aux tribus des Huns. Une fois abandonné les postes avancés, il se borna à occuper les points stratégiques sur le fleuve Jaune et à tenir solidement les positions-clés, afin d'alléger la corvée tout en assurant la protection de l'armée et du peuple. Ces mesures montrent la part que prenait le souverain aux malheurs de ses sujets ; aucun désir ne l'animait d'étendre son empire au risque d'aggraver le fardeau de son peuple.

Des ministres belliqueux.
LES LETTRÉS. - Peu de monarques poussèrent l'art militaire aussi loin que le roi de Ts'in et peu de conquérants conquirent autant que le maréchal Meng Tian (1), le bâtisseur de la Grande Muraille. Or, aujourd'hui, nous avons dépassé les postes frontières établis par Meng Tian et créé des commanderies et des préfectures dans les territoires des rebelles. À mesure que le pays s'agrandit, les charges du peuple augmentent. Incalculables sont les dépenses occasionnées par l'organisation de nouvelles circonscriptions, par la construction de fortifications à l'ouest de Suofang et au nord de la capitale Chang'an, par les expéditions maritimes contre les barbares méridionaux, par l'aventure dans les régions du moyen fleuve Bleu et en Corée. Que sont, en regard de la note à payer, les quelques économies obtenues en cédant Tsaoyang et d'autres terres reculées ? Rien ne montre ici la part que prend le souverain aux malheurs de ses sujets, mais tout désigne les méfaits de la politique imposée par des ministres belliqueux à la nation tout entière.

Des lettrés dépenaillés.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les lettrés savent parler, ils sont incapables d'agir. Du bas de l'échelle, ils ne craignent pas de blâmer ceux qui occupent le haut ; pauvres, ils contestent les riches ; le verbe haut, mais indociles, ils se conduisent bassement. Distribuant le blâme et la louange, ils ne cessent de prodiguer des conseils dans l'espoir de se gagner une réputation d'honnêtes hommes parmi leurs contemporains. Mais celui dont le salaire tient dans le creux de la main n'est pas qualifié pour parler des affaires de l'État. Pas plus que n'est habilité à administrer et planifier celui qui n'a pas dix boisseaux de grains. Tous ces confuçaillons pauvres et hâves, qui n'ont même pas de chapeaux et de vêtements décents, qu'entendent-ils aux affaires de l'État et au métier de fonctionnaire ? Que peuvent-ils savoir des régions éloignées et de Tsaoyang ?

Vertu mal vêtue.
LES LETTRÉS. - La roture ne nuit pas à la sagesse, et pour être pauvres, certains n'en sont pas moins honnêtes. Yan Yuan, le disciple préféré de Confucius, connut la gêne, cela ne l'empêchait pas d'être sage ; personne ne voulut donner d'emploi à Confucius, ce qui ne l'empêchait pas d'être un saint. Si l'on devait juger un homme sur sa mine et son origine sociale pour lui donner une charge, Taigong aurait manié le couteau de boucher toute sa vie et Ning Ts'in aurait gardé les vaches jusqu'à la fin de ses jours. L'homme de bien se tient fermement dans ses principes tout en acquérant du renom ; il se perfectionne, attendant son heure. La pauvreté n'ébranle pas ses résolutions et l'humilité de sa condition n'entame pas sa volonté. Il se conforme toujours à la charité et suit le chemin de la vertu. Il ne succombe pas à la tentation des richesses, l'appât du gain ne le détourne pas de son devoir ; il refuse de devoir sa fortune à des pratiques malhonnêtes et sa position à des intrigues déshonorantes. Aussi Tseng Shen et Lin Zi n'auraient-ils pas troqué leur vertu contre tout l'or de Jin et de Tchou, ni Poyi sa fermeté contre un titre de baron. Et, malgré ses mille quadriges, la gloire d'un duc Jing de Ts'i pâlit devant ces hommes.

Confucius a dit : « Quel homme de mérite était mon cher Yan Yuan ! Il mangeait dans une écuelle et buvait dans une calebasse ; il habitait au fond d'une misérable ruelle ; d'autres n'auraient pu supporter sa détresse, mais, lui, il resta inaltérablement joyeux. » Seul l'homme qui pratique la charité sait supporter sans faillir la gêne comme l'abondance. L'homme de peu est arrogant quand il est riche, cupide quand il est pauvre. Yang Zi (2) a dit : « L'homme charitable n'est pas riche, l'homme riche n'est pas charitable. » Dans une société où l'argent prime tout, on ne songe qu'à amasser et à dépouiller autrui. Les ministres accumulent des centaines de millions, les grands officiers des milliers et les simples gentilshommes des centaines de pièces d'or. Cette soif de posséder a aggravé la misère du peuple, qui erre par les chemins. Comment voulez-vous que dans ces conditions les lettrés puissent encore disposer d'une garde-robe complète ?


1. C'est en 214 avant Jésus-Christ qu'il fit construire la partie orientale de la Grande Muraille sur l'ordre du premier empereur Ts'in Che Houang Ti, qui lui envoya, pour exécuter les travaux, tout un peuple de condamnés.

2. Ministre du duc de Ts'i (VIème siècle avant Jésus-Christ) célèbre pour son esprit.

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