3 mai 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (14)

Après un débat aussi pitoyable que celui d'hier soir, rien de tel qu'un petit passage du Yantie Lun (Dispute sur le Sel et le Fer) pour repartir d'un bon pied ! Les lettrés continuent la leçon... Attention, haute fustige !



MINISTRES INTÈGRES ET CONSEILLERS VERTUEUX

Mon coûteux train de vie.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Depuis l'âge de treize ans, j'ai eu l'honneur insigne de servir dans la maison impériale et d'y rester jusqu'à ce jour qui me voit exercer les fonctions de ministre. J'ai reçu pendant plus de soixante ans de la main du monarque faveurs et gratifications. Les dépenses occasionnées par mon train de maison, chars, chevaux, vêtements, entretien de ma famille, de mes serviteurs et de mes clients, me permettent tout juste d'équilibrer mon budget. Aussi dois-je me conformer à une existence de stricte économie : grâce à un usage judicieux de tous mes salaires, gratifications et cadeaux, j'ai pu, peu à peu, m'enrichir et me constituer un patrimoine. Le sage sait conserver la terre qui lui est échue en partage, et l'homme avisé gérer la portion de biens qui lui a été distribuée. Quand Bai Jia faisait du commerce ou lorsque Tseu Gong (1) gagnait à trois reprises mille pièces d'or, s'enrichissaient-ils sur le dos du peuple ? Non, assurément. Ils édifièrent leur fortune sur leur connaissance des chiffres, leurs capacités à saisir le moment opportun des achats et des ventes, et sur les bénéfices réalisés en vendant à la hausse ce qu'ils avaient acheté à vil prix.

Cumul et trafic d'influence.
LES LETTRÉS. - Autrefois, personne n'avait deux métiers ni ne cumulait des appointements de fonctionnaire avec des bénéfices commerciaux. Chacun restant à sa place, on n'enregistrait pas de trop fortes inégalités entre les riches et les pauvres. Celui pour qui les charges qu'il occupe et les émoluments qu'il reçoit sont une occasion de se montrer modeste et courtois jouit de toute la gloire qu'il peut désirer. Mais s'il se sert de son influence et de sa position pour satisfaire ses appétits de lucre, il ne sera jamais qu'un parvenu. Les bûcherons ou les marchands ne peuvent entrer en compétition avec les fonctionnaires des Eaux et Forêts qui s'engraissent sur les lacs et les étangs et contrôlent les ressources des montagnes et des mers. C'est en tant que simple particulier que Tseu Gong a acquis sa fortune, et pourtant Confucius le désapprouvait : qu'en aurait-il été s'il s'était prévalu de sa situation et de son rang ? Jadis, les grands officiers s'attachaient à remplir les devoirs inhérents à leur charge selon les règles de la charité et de la justice, et non à servir leurs intérêts privés en réalisant des bénéfices.

Charité bien ordonnée.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Seules les richesses des collines et des montagnes peuvent apporter le bien-être au peuple et les ressources des fleuves et des mers lui assurer l'aisance. L'eau d'une mare ne permet pas de remplir un bassin de retenue ni les arbres d'un tertre de construire une maison, car le petit ne peut englober le grand. Je ne connais pas d'exemple d'un homme qui, incapable de se suffire à lui-même, ait satisfait aux besoins des autres, ou qui, incapable de gérer ses propres affaires, ait réussi à administrer celles d'autrui. Car charité bien ordonnée commence par soi-même. Vous autres, lettrés, incapables de gérer vos propres intérêts, comment sauriez-vous diriger un empire ?

L'intégrité n'enrichit pas.
LES LETTRÉS. - Qui veut voyager loin utilise des charrettes, qui veut traverser les fleuves et les mers utilise des navires. Ainsi, un lettré désireux d'accomplir une œuvre glorieuse et de laisser son nom à la postérité ne compte que sur les moyens à sa disposition. Gongshu Ban, le maître charpentier, édifiait de somptueux palais et élevait de hautes tours avec les matériaux fournis par son royal souverain, mais ne put rien bâtir pour lui­-même, fût-ce une maisonnette ou une modeste cabane, faute de posséder du bois pour son usage personnel. Ou Ye fondait des chaudrons de bronze et des cloches énormes avec le métal fourni par son seigneur, mais, ne possédant pas le métal nécessaire, il ne put jamais couler pour lui-même ne fût-ce qu'une bouilloire, une bassine ou une coupe. Investi de l'autorité légitime du souverain, l'homme de bien peut apporter la paix et la prospérité à la nation, et ne pas procurer aux siens le moindre bien-être pour peu que les circonstances lui soient trop défavorables. Lorsque Chouen labourait la terre à Yishan, il ne pouvait rien faire pour son village, et lorsque Taigong exerçait le métier de boucher à Chaoke, il n'arrivait même pas à nourrir sa famille. Mais dès qu'on leur eut donné un emploi digne de leurs capacités, leurs bienfaits se répandirent sur l'univers tout entier, et leur vertu rayonna à l'intérieur des quatre mers. Chouen s'appuyait sur le prestige de Yao, et Taigong comptait sur la position des Tcheou ; car si l'homme intègre s'attache à se perfectionner afin d'atteindre la vertu, ce n'est pas lui qui trahira son idéal pour augmenter ses biens.

Le sot n'est pas un sage.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les principes dépendent du ciel et les biens sont produits par la terre. Si le sage sait les utiliser à son profit, le sot ne peut rien en tirer. Tseu Gong brilla au milieu des seigneurs par ses richesses et Tao Zhu (2) fut honoré par ses contemporains en raison de son immense fortune. Les grands recherchaient leur amitié et les humbles imploraient leur aide. Du haut en bas de l'échelle, depuis les princes jusqu'aux plébéiens, tous exaltaient leurs largesses et révéraient leur bonté. Yuan Xian (3) et K'ong Tsi (4) souffrirent de la faim et du froid, Yan Yuan végéta piteusement dans une infâme ruelle. En ce temps où la misère les avait acculés à chercher refuge dans des bouges et à se couvrir de vêtements de la toile la plus grossière, eussent-ils voulu devenir riches en commettant les pires forfaits qu'ils ne l'auraient pu.

Haillons resplendissants.
LES LETTRÉS. - « Si pour devenir riche, dit Confucius, il suffisait de le vouloir, il me serait indifférent d'être palefrenier. Mais comme ne devient pas riche qui veut, je préfère me consacrer à ce que j'aime. » Car l'homme de bien recherche la justice et non l'argent. D'où les remontrances que le maître adressa à son richissime disciple Tseu Gong pour avoir accru son capital par des moyens douteux. Le sage acquiert fortune et rang quand les circonstances lui sont favorables ; si le sort lui est contraire, il se retire et pratique la vertu en cultivant son jardin. N'étant pas aiguillonné par la soif des biens matériels, il ne tourne pas le dos à la morale en spoliant autrui. Il vit dans la retraite et mène une existence frugale ; ses ambitions ne le poussent pas à commettre des vilenies, il ne souille pas son nom par de basses intrigues. Que les puissantes familles Han ou Wei lui offrent leur alliance, et il la déclinera si elle devait heurter ses idéaux. La richesse ni les honneurs ne peuvent rehausser son prestige, la calomnie ni la diffamation n'ont de prise sur lui. Aussi les haillons du sage Yuan Xian sont-ils plus resplendissants que toutes les pelisses de renard et de lynx du milliardaire Ji Dun, et le maigre poisson qui constituait l'ordinaire de Zhao Xuanmeng plus succulent que toutes les viandes dont s'empiffrait Zhi Bo, plus belle la boucle de ceinture en argent de Zi Si que le fameux joyau du duc de Yu. Si le marquis Wen de Wei s'inclinait du haut de son char en passant devant la maison de Duan Ganmu, et si le duc Wen de Jin, lorsqu'il apercevait Han Qing, descendait de son carrosse et courait à sa rencontre, ce n'était assurément pas parce que le premier avait une haute situation ni le second une grosse fortune, mais parce que tous deux étaient riches de bienveillance et de vertu. Pourquoi donc rendre à la fortune les honneurs que méritent la droiture et la bonté ?


1. Disciple de Confucius, célèbre par sa richesse.

2. Ministre du roi de Yue (Vème siècle avant Jésus-Christ), il envoya au rival de celui-ci, le roi de Wu, la belle Sicheu. Par son charme et son travail d'espionnage, elle acheva la ruine du roi de Wu. Selon une version de son histoire, Tao Zhu finit au rang des immortels. Selon une autre, ayant quitté la politique, il fit une fortune fabuleuse dans le commerce.

3. Disciple de Confucius.

4. Petit-fils de Confucius, qui vécut dans la pauvreté avant d'occuper un poste élevé au pays de Lou.

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